De la psychologie du travail à la psychanalyse, comment utiliser les notions de tatemae et honne pour améliorer ses relations professionnelles.
Dans mon cabinet, il m’arrive parfois de rencontrer des patients qui ne viennent pas pour une démarche analytique au sens strict. Ils cherchent plutôt des clés pratiques pour mieux communiquer au travail. Ce n’est pas contradictoire avec ma formation psychanalytique : il existe un va-et-vient entre l’analyse du sujet et la psychologie des organisations.
Un exemple très parlant au Japon est celui du tatemae (la façade sociale, ce que l’on montre) et du honne (ce que l’on pense ou ressent vraiment). Ces deux dimensions structurent en profondeur la communication au travail : dire les choses trop directement peut blesser, mais les dire uniquement de manière superficielle peut créer de la frustration. L’art réside dans la mise en tension subtile des deux registres.
Le miroir de l’autre : entre reconnaissance et narcissisation
La psychanalyse nous apprend que chacun cherche, consciemment ou non, à être reconnu dans son désir, à trouver une place dans le regard de l’autre.
La psychologie du travail, de son côté, a étudié comment la valorisation et la reconnaissance des compétences renforcent la motivation.
Autrement dit : au bureau, narcissiser l’autre (lui donner un rôle, souligner son importance) n’est pas de la flatterie gratuite. C’est une stratégie de leadership et, en même temps, une façon de toucher une corde sensible universelle : le besoin d’être reconnu.
Idéal du moi et Surmoi dans le travail
En psychanalyse, Freud a distingué deux instances psychiques essentielles :
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L’idéal du moi : c’est l’image de ce que nous aimerions être. Au travail, il se traduit par le désir de bien faire, de répondre aux attentes de l’organisation, d’être reconnu comme compétent et légitime. L’idéal du moi est un moteur puissant de motivation, mais il peut aussi générer frustration ou épuisement lorsqu’on se sent en décalage.
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Le surmoi : c’est la voix intériorisée des interdits et des exigences. Au travail, il se manifeste sous forme de règles, d’injonctions internes (« tu dois être parfait », « tu ne dois pas décevoir »). Le surmoi peut soutenir le respect des normes collectives, mais il peut aussi écraser, rendre coupable ou inhiber.
L’art de la communication (tatemae/honne) peut être lu comme une tentative de composer entre ces deux forces :
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L’idéal du moi pousse à être reconnu et valorisé (d’où l’importance de narcissiser l’autre).
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Le surmoi rappelle à l’ordre, exige conformité et respect (d’où la nécessité du tatemae).
Ainsi, derrière chaque reformulation au travail, il y a toujours un équilibre entre désir de reconnaissance et pression normative.
Exemples concrets de reformulations
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Avant (trop direct) : « Tu es en retard sur ton dossier. »
Après (tatemae + honne + narcissisation) : « Je sais que tu as beaucoup de choses à gérer en ce moment. Ce dossier avance toujours mieux quand c’est toi qui t’en occupes. » -
Avant (ordre sec) : « Il faut que ce soit fini pour demain. »
Après : « On a un délai serré, mais je sais que tu as les compétences pour faire la différence ici. Est-ce possible de le prioriser d’ici demain ? » -
Avant (critique) : « Tu as fait une erreur dans ton rapport. »
Après : « Ton rapport est solide, il y a juste un détail à corriger pour qu’il soit parfait. Grâce à toi, on aura une version impeccable. »
Ces reformulations montrent qu’il est possible de conserver l’exigence (honne) tout en préservant l’harmonie relationnelle (tatemae), et en renforçant la légitimité de l’autre (narcissisation).
Styles de leadership et culture japonaise
Les recherches en psychologie du travail distinguent plusieurs styles de leadership (directif, participatif, délégatif, bienveillant). Dans le contexte japonais, où la cohésion et le respect hiérarchique sont essentiels, un style participatif et bienveillant, soutenu par l’usage du tatemae et du honne, est souvent le plus efficace.
Style de leadership | Caractéristiques | Adaptation au Japon |
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Directif | Donne des ordres clairs | Efficace en urgence, mais risque d’être perçu comme autoritaire |
Participatif | Implique l’équipe | Très adapté, car valorise l’avis collectif |
Délégatif | Confie les tâches | Fonctionne si la légitimité est bien installée |
Bienveillant/narcissisant | Encourage, valorise | Particulièrement apprécié, car il combine efficacité et harmonie |
Entre clinique et organisationnel
Ce croisement entre psychologie du travail et réflexion psychanalytique me paraît fécond. Car derrière la communication professionnelle, on retrouve toujours la même question : comment parler à l’autre sans l’écraser, comment être entendu sans blesser ?
Les concepts japonais de tatemae et honne nous rappellent que la parole n’est jamais « neutre » : elle navigue entre façade et vérité, entre demande explicite et désir implicite. Dans la vie professionnelle comme en thérapie, il s’agit de trouver le bon équilibre pour que la relation reste vivante et productive.
Alexis Dazy
Psychologue et psychanalyste Tokyo