Notre société contemporaine repose sur une injonction constante à consommer, à produire et à se montrer. La technologie numérique a transformé nos comportements, nos interactions et même notre rapport à nous-mêmes. Il impose des signifiants - la visibilité, la performance, l'immédiateté, la vitesse, la gratification - qui structurent notre subjectivité et notre lien au monde. Ces maitres-mots (ou signifiants) sont omniprésents dans les technologie numérique et façonnent nos modes de pensée. Loin d'être de simples outils, ces technologies reconfigurent la manière individuelle, mais le symptôme d'un symptôme d'un système qui promeut une jouissance sans limite et une soumission à la logique marchande.
L'addiction comme paradigme de notre société de consommation
Nicole Aubert, dans "La tyrannie de la visibilité", décrit comme le capitalisme contemporain impose une sur-exposition de soi. L'individu est sommé de prouver son existence à travers des signes extérieurs validés par des "likes", des "vues" et des "commentaires". Ce besoin compulsif d'être visible s'apparente à une addiction à la reconnaissance sociale, conditionnée par les algorithmes des plateformes numériques.
Freud, dans "Le malaise dans la civilisation", évoquait déjà la manière dont la société impose un surmoi collectif, générateur d'angoisse et de mal être. Aujourd'hui, ce surmoi est relayé par les technologies numériques, qui prescrivent des comportements à adopter et des normes à suivre. Lacan, en analysant le discours capitaliste (le lien social), montrait comment ce dernier court-circuite le manque en offrant une jouissance immédiate et infinie.Or, l'addiction est précisément la quête d'une jouissance sans limite, expliquant pourquoi les technologies numériques s'imposent si facilement comme des objets de dépendance.
Dany-Robert Dufour, dans "Le Divin Marché", analyse comment le capitalisme a façonné un nouvel individu, libéré des contraintes traditionnelles mais soumis à une nouvelle forme de domination : celle du marché. L’individu contemporain est sommé de jouir sans entrave, ce qui rejoint l’idée d’une économie psychique construite autour de l’impératif de consommation et de gratification instantanée. L’addiction aux réseaux sociaux et aux technologies numériques s’inscrit alors dans cette logique : la captation de l’attention devient un rouage essentiel du marché, et l’individu, toujours en quête de stimulation, est pris dans un cycle perpétuel d’excitation et de frustration.
Jean-Pierre Lebrun et Charles Melman, dans "La Nouvelle Économie Psychique", montrent que nous sommes passés d’un modèle basé sur le refoulement et la loi du père à une économie où l’injonction est celle du plaisir immédiat. Cette nouvelle économie psychique repose sur un affaiblissement des repères symboliques et une dissolution des limites, ce qui engendre une difficulté croissante à tolérer le manque. Dans cet univers, les réseaux sociaux et les jeux vidéo deviennent des outils qui promettent un plaisir sans fin, mais qui enferment finalement l’individu dans une dépendance à une gratification immédiate et incessante.
L’addiction est devenue un mot-valise, omniprésent dans les discours médiatiques et politiques. Tout semble aujourd’hui pouvoir être qualifié d’addictif : les réseaux sociaux, les jeux vidéo, le sport, le sexe, le travail. Cette généralisation a vidé le terme de sa substance. Pourtant, cette extension du champ de l’addiction révèle une transformation profonde de notre rapport au monde, façonné par le capitalisme numérique. L’addiction n’est plus seulement une dépendance individuelle, mais un mode de fonctionnement imposé par un système économique qui repose sur la captation de l’attention et l’incitation permanente à la consommation.
Capitalisme émotionnel et marchandisation des affects : l’apport d’Eva Illouz
Eva Illouz, dans ses travaux sur le capitalisme émotionnel, montre comment les émotions sont devenues un moteur central du marché et un levier de pouvoir dans les interactions sociales. Selon elle, les plateformes numériques exploitent cette dynamique en structurant la reconnaissance sociale autour des affects : les likes, les partages, les commentaires sont autant de dispositifs qui mesurent et conditionnent la valeur émotionnelle d’un individu dans l’espace numérique.
Illouz explique que les émotions ne sont plus seulement des expressions spontanées, mais des marchandises, façonnées par des logiques algorithmiques qui prescrivent ce qu’il faut ressentir, comment il faut l’exprimer et à quel moment. Sur les réseaux sociaux, les individus sont incités à exposer leurs joies, leurs colères, leurs indignations dans une mise en scène permanente de soi qui renforce les logiques de visibilité et d’auto-surveillance.
Cette marchandisation des affects accentue la pression à la performance émotionnelle : il ne suffit plus d’exister, il faut exister en produisant des émotions engageantes, susceptibles de générer de l’interaction. Ce phénomène contribue à une subjectivation marquée par l’instabilité affective, où l’individu est en quête constante d’approbation et de validation externe. Dans ce cadre, l’addiction aux réseaux sociaux peut être comprise non seulement comme une dépendance à la dopamine, mais aussi comme une addiction à la reconnaissance émotionnelle, une quête perpétuelle d’affects positifs socialement valorisés.
Jeux vidéo et réseaux sociaux : objets de consommation ?
Les jeux vidéo et les réseaux sociaux ne sont pas simplement des objets culturels neutres : ils sont conçus pour capter l’attention et maximiser le temps passé sur les plateformes. Des titres comme Fortnite, League of Legends, Genshin Impact ou encore World of Warcraft reposent sur des mécaniques de récompense variables et une mise en compétition constante, incitant les joueurs à prolonger leur engagement. Les réseaux sociaux, quant à eux, s’appuient sur des notifications, des rappels et des cycles de gratification immédiate pour garder les utilisateurs connectés.
Ces dispositifs s’inscrivent dans une logique où l’utilisateur est un produit : son engagement, son temps passé sur la plateforme, ses interactions sont monétisés par les entreprises. Le capitalisme numérique impose ainsi une économie psychique où la valeur d’un individu est mesurée à l’aune de sa productivité numérique : plus il est visible, plus il est valorisé.
Foucault, dans son analyse du néolibéralisme, montrait comment le pouvoir ne s’exerce plus par la coercition, mais par l’auto-discipline des individus. Dans l’univers numérique, chacun devient entrepreneur de lui-même, cherchant à maximiser sa valeur symbolique à travers son image, ses interactions et sa capacité à générer de l’engagement. Cette nouvelle économie psychique produit une subjectivité marquée par l’urgence, l’immédiateté et l’incapacité à tolérer la frustration.
L’adolescence et le symptôme : une quête identitaire
L’adolescence est un moment clé de construction identitaire, une période où les jeunes doivent naviguer entre leur désir d’indépendance et leur besoin de reconnaissance. Gutton, Lesourd et Rassial ont montré que l’adolescent doit négocier constamment entre ces forces opposées, ce qui le rend particulièrement vulnérable aux dynamiques du capitalisme numérique. En effet, dans cette phase de développement, l’adolescent est en pleine exploration de son image et de son rapport à l’autre, cherchant à comprendre qui il est à travers les interactions sociales et la validation externe.
Les plateformes numériques offrent une illusion de maîtrise et de contrôle sur l’image de soi. Les "likes", les "commentaires" et les "partages" deviennent des indices de reconnaissance sociale, mais en réalité, ces éléments imposent des normes invisibles et puissantes, qui renforcent le discours capitaliste de la performance et de la reconnaissance immédiate. Cette quête constante de validation par l'image et par les interactions virtuelles devient une forme de piège où l’adolescent se trouve pris dans une boucle de consommation et de représentation.
Dans une perspective psychanalytique, le symptôme adolescent ne doit pas être considéré comme une pathologie à éradiquer, mais comme une étape nécessaire dans la reconstruction identitaire. Lesourd, Rassial et Lauru expliquent que l’adolescent passe nécessairement par des symptômes pour élaborer les angoisses liées à son développement, et notamment celles liées à la puberté et à la sexualité. Le symptôme n'est pas seulement un signe de mal-être, mais souvent une tentative de mise en sens d’un trauma ou d’un événement marquant. Il doit toujours être replacé dans l’histoire singulière de la personne. Dans ce cadre, les jeux vidéo et les réseaux sociaux peuvent offrir des espaces où l’adolescent tente d’élaborer ces angoisses et de trouver un sens à sa propre transformation.
Ces outils numériques deviennent des objets transitionnels qui permettent à l'adolescent de se confronter aux enjeux identitaires, mais en même temps, ils peuvent enfermer ce dernier dans une logique de consommation infinie et d'auto-exposition constante, contribuant ainsi à son addiction à la reconnaissance immédiate. Les adolescents, souvent inconscients des mécanismes sous-jacents à ces objets numériques, sont pris dans une dynamique où leurs besoins affectifs sont exploités par le capitalisme numérique, sans qu'ils aient pleinement conscience de l’impact de cette logique sur leur développement psychique.
Le selfie et le miroir : une quête de soi à travers le regard des autres
Elsa Godart, dans "Je selfie donc je suis", analyse le phénomène du selfie comme une métaphore du miroir et du regard. Le selfie, en tant qu’image de soi offerte au regard d’autrui, participe d’une quête narcissique propre à l’adolescence. Il rejoue le stade du miroir théorisé par Lacan, où l’enfant prend conscience de son image et de son unité en s’identifiant à son reflet. Toutefois, sur les réseaux sociaux, ce miroir est socialisé : l’image de soi n’existe plus seulement pour soi-même, mais doit être validée par les autres à travers les likes et les commentaires. Ce processus inscrit l’adolescent dans un cycle où son identité se construit en fonction des retours qu’il reçoit. Là encore, on retrouve la logique du capitalisme numérique qui structure la subjectivité en fonction de la visibilité et de la performance sociale. Loin d’être anodine, cette quête de validation peut devenir source d’angoisse et d’assujettissement à des normes implicites qui régissent les plateformes.
Une nouvelle subjectivité ?
Bernard Stiegler avertissait contre la captation de l’attention par la technologie et le danger de l’automatisation de la pensée. En s’appuyant sur André Leroi-Gourhan, qui montrait comment l’outil transforme l’être humain en retour, on peut voir le smartphone comme un prolongement cognitif qui modifie notre façon de penser et d’interagir avec le monde. Or, lorsque cet outil devient prescripteur de comportements, il ne s’agit plus seulement d’une extension technique, mais d’un modèle de subjectivation imposé par le marché. Le smartphone n’est pas qu’un simple outil de communication : il est une interface qui structure notre rapport au réel, à notre corps et aux autres. Il véhicule les signifiants du capitalisme numérique : connexion permanente, multitâche, efficacité, immédiateté. Il conditionne notre rapport au temps, rendant obsolète la patience et la réflexion au profit de l’instantanéité et de la réaction immédiate.
Conclusion : quel avenir pour la subjectivité ?
L’addiction aux technologies numériques n’est pas une simple dérive individuelle, mais un symptôme révélateur des mutations du capitalisme et de la construction d’individu contemporain. Le smartphone, les réseaux sociaux et les jeux vidéo ne sont pas seulement des moyens de divertissement : ils sont des dispositifs qui façonnent notre rapport au temps, à l’autre et à nous-mêmes.