La psychothérapie et la psychanalyse sont parfois perçues comme abstraites. Les vignettes cliniques présentées ici sont entièrement anonymisées et transformées afin de garantir l’impossibilité de toute identification. Elles sont proposées comme des illustrations destinées à éclairer le travail psychothérapeutique et psychanalytique, rédigées dans le respect du Code de déontologie des psychologues. Pour préserver ce cadre, seules cinq vignettes cliniques (dépression, burn-out, phobie, angoisse et alcool) sont présentées.
Il arrive qu’une souffrance devienne trop présente, trop envahissante, et pousse à consulter.
En psychanalyse, on appelle cela un symptôme : quelque chose qui fait énigme pour la personne, qui ne s’explique pas toujours, mais qui s’impose avec force.
Une demande hésitante
Prenons l’exemple d’une jeune femme, chercheuse, qui m’a contacté il y a quelque temps. Son premier mail était hésitant, pudique, marqué par la honte :
« On peut même parler de phobie car rien que le nom de la chose qui me fait peur, me fait peur… »
Elle parle d’une difficulté à contenir ses émotions, de crises d’angoisse anciennes, mais surtout, elle évoque – sans le nommer – ce qui la fait vraiment souffrir : une peur persistante autour de ce qu’elle appelle « cette chose ».
Ce mot indicible, insupportable, impossible à dire, c’est le mot acouphènes.
Un signifiant imprononçable
En séance, elle dira : « Je ne peux pas le dire. Ça bloque. »
Alors elle trouve un autre mot : « Voldemort », celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom.
Un signifiant imprononçable, porteur d’angoisse et de honte, qui semble contenir une part de son histoire encore inaccessible.
L’étymologie comme indice
L’étymologie d’« acouphène » est éclairante : du grec akouein (entendre) et phainein (apparaître), le mot signifie « entendre une apparition ».
Pour cette patiente, c’est bien cela : entendre quelque chose qui surgit, qui échappe au contrôle, qui fait irruption.
Le fil de la cure
Nous allons voir, à travers ce travail analytique, comment un symptôme – aussi incompréhensible ou honteux qu’il puisse paraître – peut s’élaborer au fil des séances.
Et comment le simple fait de parler librement, ce que l’on appelle la libre association, permet parfois de découvrir bien plus que ce que l’on venait chercher.
Les premières séances
Lors des premiers entretiens, avant même que la thérapie ne commence vraiment, la patiente s’interroge :
« Je ne comprends pas en quoi dire ce qui me passe par la tête peut m’aider… »
C’est une réaction fréquente. À première vue, parler sans but précis, sans chercher à être logique, peut sembler absurde, presque inutile — surtout lorsqu’on souffre et qu’on voudrait une solution rapide et concrète.
Et pourtant, ce point est fondamental. En psychanalyse, on appelle cela la libre association : dire sans filtre, sans censure. Pourquoi ? Parce que bien souvent, le symptôme est déjà une forme de langage. Il parle à la place du patient, mais de manière détournée. Le travail analytique consiste donc à créer un espace où d’autres mots peuvent surgir — des images, des souvenirs, parfois des fragments oubliés.
Très vite, un exemple frappant apparaît. En séance, la patiente n’arrive pas à dire le mot acouphènes. À la place, elle dit — non sans humour : « Voldemort », en référence au personnage d’Harry Potter, celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom.
Pour le psychanalyste, c’est un matériau essentiel. Une métaphore n’est pas un simple remplacement d’un mot par un autre : c’est un déplacement de sens. En appelant sa peur « Voldemort », elle révèle qu’il ne s’agit pas seulement d’un mot médical. C’est un mot chargé d’interdit, de tabou, de mort, mais aussi habité par l’imaginaire et l’angoisse.
L’agression à l’adolescence
Derrière ce mot tabou, acouphène, un souvenir a surgi en séance.
À 12 ou 13 ans, la patiente raconte :
« Je marchais dans la rue, je sentais ses pas derrière moi. Plus j’accélérais, plus j’entendais ce bruit se rapprocher. Je me suis retournée. »
Face à elle, un adulte d’une vingtaine d’années, qui lui adresse une demande sexuelle explicite.
Ce qui reste de cette scène traumatique n’est pas une image, mais un son. Elle mime en séance ce frottement, sans pouvoir trouver le mot. Un bruit resté sans langage.
En rentrant à la maison, elle confie son effroi à sa mère. La réponse tombe : « Oh, ça va, en plus il a été poli. »
Plus tard, quand apparaissent ses premières phobies, même réaction : dérision, banalisation. L’angoisse n’est pas accueillie, elle est réduite au silence.
D’autres souvenirs viendront :
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Étudiante, interpellée par un homme en camionnette : « Tu veux te faire de l’argent facile ? »
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Dans un fast-food avec sa mère, des adultes la dévisagent. La mère lui glisse : « Regarde, tu plais à ces hommes. »
À chaque fois, le même scénario : la patiente confrontée au désir envahissant de l’Autre, et une mère qui minimise, au lieu de protéger.
Quand le mot tombe de l’Autre
C’est dans l’après-coup de ces expériences que la phobie se cristallise.
Cette patiente raconte qu’un jour, en regardant un reportage à la télévision, elle entend pour la première fois le mot « acouphènes ».
« C’est ce mot-là… J’ai senti mon cœur se serrer. »
Le mot tombe de l’Autre, du dehors. Il met un nom sur une angoisse jusque-là diffuse. Mais ce nom n’est pas le sien : il s’impose, il traumatise.
L’écho familial
Dans sa famille, l’histoire du mot se complique encore.
Un oncle, après un accident de camion, se retrouve l’oreille arrachée. Les médecins la recousent, et c’est alors qu’il commence à souffrir d’acouphènes.
Un autre oncle, est mort par suicide : son prénom ne peut être prononcer dans la famille. Il est interdit d'en parler, de savoir, de comprendre.
Autour d’elle, il y a donc des sons, des douleurs, des morts, mais aussi des secrets de famille qu’on ne peut ni dire ni transmettre.
La réunion professionnelle
Quelques jours après avoir pu, pour la première fois, mettre en mots son agression adolescente, un épisode survient dans son quotidien. Comme si le travail en séance avait réveillé ce qui restait enfoui.
Lors d’une réunion, son chef se tourne vers elle : « tu peux leur expliquer. »
Elle raconte :
« Je me suis figée. J’essayais de calculer toutes les façons possibles de présenter… mais rien ne sortait. Et d’un coup, je n’arrivais même plus à comprendre l’anglais. »
Ce moment déclenche une panique intense. Elle se sent illisible, exposée, envahie par la honte, jusqu’à devoir fuir aux toilettes pour pleurer.
L’écho du passé
Ce « tu peux expliquer » vient faire retour de l’ancien : une voix masculine qui s’impose, une demande impossible à soutenir, comme celle de l’agresseur.
La scène se répète, mais sous une autre forme : non plus la rue, mais la salle de réunion ; non plus l’adolescent impuissant face à l’adulte, mais l'employé face à son chef.
Le fantasme obsessionnel
Ce récit met en évidence un mécanisme défensif : le fantasme obsessionnel de tout contrôler, tout préparer, tout maîtriser. Tant que tout est anticipé, elle assure. Mais au moindre imprévu, c’est l’effondrement.
Entre le mot qui ne peut être dit (acouphène), le bruit impossible à nommer (les pas de l’agresseur), et la voix qui s’impose (le chef, l’agresseur), le symptôme prend forme.
Faire semblant, préparer à l’avance, tenir par l’apparence : telle est sa solution provisoire. Mais la peur de l’exposition rôde toujours, prête à surgir au détour d’un mot ou d’une question.
« Est-ce que tu vas bien ? » — l’attente d’une parole qui ne vient pas
Quelques jours après avoir réussi à prononcer le mot acouphènes en séance, la patiente m’écrit un long mail. Elle raconte une scène familiale banale en apparence, mais qui réactive puissamment ses angoisses.
Un séisme de magnitude 8,8 vient d’avoir lieu au large de la Russie. Sur le groupe WhatsApp de sa famille, elle partage une carte d’alerte tsunami, précisant qu’elle n’est pas en danger — une manière de prévenir sans affoler.
La réponse de sa mère tombe :
« Ah oui, 8,8 sur l’échelle de Richter. La semaine dernière, c’était 7. Nous, à Quimper, hier, 3,3. »
La patiente écrit :
« Ça m’a fait l’effet d’un effacement, d’une banalisation de ce que je vis. Comme si mon information était inintéressante. Ce que j’attendais, c’était une question simple : “Est-ce que tu vas bien ?” »
Mais il n’y a pas de question, pas d’écoute. À la place, une photo de bateau envoyée par sa mère, une plaisanterie de son frère : « Il faut aussi faire attention au tsunami en Bretagne ? » Le silence s’impose. L’Autre ne répond pas.
L’angoisse dans le corps
Ce silence, le corps l’entend. Elle décrit : tension, gorge nouée, oreille sensible, douleurs… une alerte physique identique à ses crises d’angoisse habituelles.
Elle écrit : « Je me sens comme durant mes crises avec Voldemort. »
Ce que révèle ce fragment
Cet épisode condense plusieurs éléments fondamentaux :
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La place de l’Autre maternel : non pas soutien, mais banalisation, dévaluation, silence.
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L’attente d’un signe minimal : un « tu vas bien ? » qui ne vient jamais, une reconnaissance qui manque.
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Le retour dans le corps : ce qui n’est pas entendu, pas symbolisé, revient sous forme de symptôme, d’angoisse somatisée.
Ce que la parole n’obtient pas de l’Autre, le corps le fait entendre.
Un rêve décisif : distinguer, mettre des mots
Lors d’une séance, la patiente rapporte un rêve marquant. Elle est à un pique-nique, entourée d’une camarade et de ses parents. La conversation porte sur le VIH.
Elle raconte : « Je lui dis qu’il existe des traitements efficaces. Elle me répond que non, confondant VIH et sida. Je lui dis : ce n’est pas la même chose. »
À ce moment, elle se tourne vers ses parents pour chercher du soutien. Mais ils ne sont pas là. Elle finit par les retrouver : ils reviennent avec une pizza… avec gluten, alors qu’elle est allergique. En colère, elle se sent une fois de plus incomprise, non entendue.
Un rêve qui condense son histoire
Ce rêve met en scène plusieurs éléments déjà présents dans sa vie psychique :
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La camarade : elle incarne ce que la patiente vit souvent, une parole dévalorisée, un savoir dénié.
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Les parents absents : comme dans la réalité, au lieu de la soutenir, ils reviennent avec une réponse décalée, blessante.
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La distinction VIH/sida : en séance, elle associe spontanément VIH à sa peur des acouphènes, et sida à la maladie installée. Comme si l’acouphène était, pour elle, le signe annonciateur d’une catastrophe.
Quand le rêve ouvre un chemin
Mais ce rêve n’est pas seulement répétition. Il marque aussi un déplacement. Là où, enfant, elle n’avait pas pu mettre de mots, ici elle distingue, elle affirme : « Ce n’est pas la même chose. »
Le rêve touche aussi à la question du sexuel : VIH/sida, c’est le corps de l’autre, la transmission, la peur de la contamination. Derrière la phobie des acouphènes se loge ainsi une interrogation plus vaste : puis-je aimer, puis-je avoir un enfant, puis-je transmettre sans contaminer de ma propre angoisse ?
En psychanalyse, le rêve est précieux car il met en forme ce qui jusque-là ne pouvait que se vivre dans l’angoisse. Ici, il ouvre une voie : celle d’une parole plus singulière, qui ne cherche plus seulement à plaire ou à être crue, mais à dire ce qu’elle sait et ce qu’elle vit.
Les équivoques du mot « trompe »
Dans les séances qui suivent, la patiente continue d’associer librement à partir de son rêve. Elle remarque qu’elle ne supporte pas quand quelqu’un manque de précision dans ses explications, ou quand il se « trompe » — le mot apparaît d’ailleurs entre guillemets dans un de ses mails.
Ce simple mot ouvre plusieurs pistes :
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« Tromper » : l’adultère
Dans la langue française, « tromper » renvoie immédiatement à l’infidélité. Cela touche au registre du sexuel et du désir : trahir, désirer ailleurs, s’autoriser hors du couple. Quand la patiente parle en séance de sa crainte de « tromper intellectuellement » son chef, on entend derrière l’équivoque sexuelle, celle du désir qui déborde. -
La trompe de Fallope
Mais « trompe », c’est aussi l’organe féminin qui relie l’ovaire à l’utérus. La patiente s’interroge : « Est-ce que je pourrais avoir des enfants alors que je suis encore prise dans ma phobie ? » Ici, l’équivoque touche directement à la maternité, à la transmission, à la filiation. La phobie d’acouphènes déborde sur la question du corps maternel et du féminin. -
La trompe comme instrument
Enfin, la trompe est un instrument bruyant, sonore, presque assourdissant. Elle renvoie aux sons qui angoissent la patiente, au bruit insistant de l’acouphène, à la saturation sonore du métro ou des concerts qu’elle décrit comme envahissants.
Un seul mot concentre donc plusieurs registres : sexuel, maternel, sonore. L’inconscient se joue dans ces équivoques : les mots disent toujours plus que ce que l’on croit dire.
Conclusion
Une thérapie d’orientation analytique ne vise pas simplement à « désensibiliser » une phobie, comme on pourrait le faire par des techniques comportementales. Elle cherche à mettre en lumière ce que le symptôme recouvre : une expérience traumatique, des mots interdits, des affects restés en suspens, une part de soi qui n’avait jamais pu se dire.
Au fil du travail, la patiente a pu reconnaître que ce qu’elle vit n’a rien d’absurde. Son symptôme est un langage : une façon singulière pour son inconscient de dire ce qui n’avait jamais trouvé de place.
Peu à peu, elle découvre que derrière la peur de l’acouphène, il n’y a pas seulement une crainte irrationnelle, mais surtout un appel : le désir profond d’être entendue, reconnue, soutenue dans ce qu’elle a de plus singulier.