Introduction

On parle souvent des femmes, parfois de la femme, ou encore de féminité.
Ces mots familiers circulent dans les discours sociaux, les médias, les échanges quotidiens. Pourtant, derrière ces termes se cachent des expériences très différentes — corporelles, symboliques, intimes, subjectives.

Cet article propose de les distinguer, non pas pour définir ce qu’est « être une femme », mais pour ouvrir un espace où chacune peut interroger sa propre place, son rapport au corps, à la parole, au désir.

1. La femme : une figure, pas un modèle

La société parle souvent de la femme avec un grand F : comme si elle représentait une essence, une nature, ou une vérité à atteindre. Mais ce modèle se heurte à mille contradictions : être douce mais forte, maternelle mais libre, disponible mais indépendante.

Certaines femmes que je reçois expriment ce malaise :
« Je ne me reconnais pas dans l’image qu’on attend de moi. »
« Je ne me sens pas femme au sens où on l’entend. »

Déjà en 1949, Simone de Beauvoir écrivait :  « On ne naît pas femme : on le devient. »

Ce devenir n’est jamais linéaire. Il se joue dans le corps, les mots, les regards — et parfois, dans le silence ou la douleur. Il n’y a pas une manière d’être femme, et encore moins un modèle à incarner.

2. La féminité : un masque, un questionnement, une invention

La féminité n’est pas une qualité à posséder, ni un rôle à remplir. Elle se construit, se cherche, se réinvente. Pour certaines, elle s’exprime avec évidence. Pour d’autres, elle est source d’inconfort, de tension ou de rejet. Il n’y a pas de règle.

La psychanalyste Joan Riviere parlait de la féminité comme mascarade, c’est-à-dire comme un jeu de rôle parfois adopté pour dissimuler une autre position intérieure.

Jacqueline Schaeffer, de son côté, souligne : « La féminité se construit dans le rapport au désir de l’Autre, au-delà de la biologie ou du genre. »

Autrement dit, la féminité ne se réduit ni aux traits, ni aux vêtements, ni à la voix. Elle concerne un rapport intime, parfois conflictuel, au regard de l’Autre, à l’image de soi, au corps comme lieu de désir… ou de résistance.

3. Le féminin : une altérité intérieure

Le féminin n’est pas une identité, mais une position intérieure, une manière d’être traversée par ce qui échappe à la maîtrise.

Monique Schneider, psychanalyste, écrit : « Le féminin ne se dit pas. Il s’écrit en creux, entre les lignes du discours. »

Le féminin peut se vivre comme une intensité sans mots, une forme d’écoute, de sensibilité, parfois même d’inquiétante étrangeté. Il n’est pas réservé aux femmes : des hommes aussi peuvent être traversés par cette part "non-toute", difficile à symboliser.

C’est ce que souligne aussi Julia Kristeva : « Le féminin n’est pas une essence, mais une possibilité d’être autrement dans le langage. »

4. Une parole singulière, au-delà des normes

Il arrive que certaines femmes viennent consulter sans pouvoir dire exactement pourquoi.
Elles évoquent une fatigue diffuse, une tension dans le couple, un rapport difficile au corps, ou un sentiment d’être « à côté » de ce que la société attend.

Le travail analytique ne cherche pas à redéfinir ce qu’est une femme, ni à réparer une féminité jugée insuffisante. Il propose un espace où ces questions peuvent être posées sans être tranchées, où le silence peut se dire, et où les contradictions peuvent coexister.

Comme le rappelle Manon Garcia : « Il n’y a pas de liberté pure. Être femme, aujourd’hui, c’est souvent composer avec des héritages et des normes qu’on n’a pas choisies. »

Le film "Vicky Cristina Barcelona" : désir féminin et discours hystérique

Synopsis : Deux jeunes Américaines passent l’été à Barcelone : Vicky, fiancée sérieuse et rationnelle, et Cristina, artiste en quête d’expériences. Elles rencontrent Juan Antonio, un peintre charismatique, qui les entraîne dans une aventure amoureuse inattendue. Vicky, pourtant sur le point de se marier, se laisse séduire par lui. Cristina, plus libre, entame une relation passionnelle avec le peintre. L’équilibre se complique lorsque surgit Maria Elena, l’ex-femme de Juan Antonio, à la fois muse et destructrice, qui bouleverse la dynamique.

Le film explore ainsi différentes manières de vivre le désir, entre stabilité, errance et excès, et montre combien les relations amoureuses échappent aux cadres sociaux et aux définitions toutes faites.

1. Trois figures du désir féminin

Woody Allen met en scène trois visages du féminin :

  • Vicky, fiancée rangée, rassurée par le plan conjugal mais traversée par un désir qui déborde ce cadre ;

  • Cristina, errante, insatisfaite, qui sait ce qu’elle refuse (l’ennui, la fixité) mais jamais ce qu’elle veut ;

  • Maria Elena, flamboyante et destructrice, incarnation d’une jouissance qui excède tout ordre symbolique.

Ces trois figures ne sont pas des stéréotypes, mais plutôt des modalités différentes par lesquelles le féminin se confronte à la question du désir : raison et passion, errance et excès.

2. Le discours hystérique à l’œuvre

Une note historique permet de mieux comprendre le mot "hystérique". Le terme hystérie vient du grec hystéra (utérus). Dans l’Antiquité, on pensait que certaines crises féminines étaient causées par un « utérus errant ». Longtemps considérée comme une maladie propre aux femmes, l’hystérie fut étudiée au XIXᵉ siècle par Charcot, puis reprise par Freud qui en fit le point de départ de la psychanalyse. Avec Lacan, le mot ne désigne plus une pathologie féminine, mais une position subjective universelle, que peuvent occuper aussi bien les hommes que les femmes, et qui organise une certaine manière de se lier à l’Autre.

En psychanalyse, le mot "hystérique" n’a donc rien à voir avec son usage courant ou psychiatrique. Il ne désigne ni une pathologie, ni une insulte, mais une structure de discours qui traverse la culture et la société. Le discours, en sens psy, renvoie au lien social, une manière d'organiser le vivre ensemble dans son rapport a l'Autre. On pourrait, plus simplement, le décrire comme un discours de la plainte ou de la revendication : une manière d’interpeller l’Autre, de l’obliger à dire quelque chose de la vérité du désir..Toute être humain peut l'occuper. Des personnages masculins célèbres l’incarnent :

Hamlet, par exemple, incarne une figure masculine hystérique : il questionne sans cesse, diffère l’acte, et reste insatisfait des réponses.

Marcel (À la recherche du temps perdu) : il questionne sans fin le désir d’Albertine.

Antoine Doinel (Truffaut) : figure d’un homme errant, insatisfait, cherchant ce qu’il veut sans jamais s’y fixer.

Alvy Singer (Annie Hall, Woody Allen) : personnage masculin névrosé, hystérique, questionnant sans cesse son désir et celui de l’Autre.

Jean-Luc Mélenchon, par exemple, illustre bien cette logique : interpeller sans cesse l’Autre (les institutions, l’État, les “puissants”), exiger des réponses, susciter un savoir foisonnant (discours, démonstrations, plaidoyers), mais rester structurellement insatisfait.
Ce n’est évidemment pas un jugement clinique ou moral, mais une illustration de la façon dont le discours hystérique n’est pas réservé aux femmes : c’est une position subjective, que l’on retrouve aussi chez certains hommes.

Ici, "hystérique" désigne donc une position subjective dans le discours. Une femme ou un homme, dans ce lien social, est donc celle qui pose la question du désir de l’Autre « Que suis-je pour toi ? Qu’est-ce qu’une femme pour toi ? » . 

Dans le film, c’est exactement ce qui se joue :

Schéma simplifié : 

Agent L’Autre
 Vérité Production 

 

Le film illustre ainsi comment le discours hystérique organise le lien social : en interpellant l’Autre, en provoquant ses réponses, mais en demeurant toujours insatisfait.

  • Cristina place Juan Antonio dans cette position de maître supposé savoir. Elle provoque son désir, le pousse à dire, à créer, à nommer. Mais dès que le savoir semble stabilisé (relation à trois avec Maria Elena, promesse d’équilibre), elle se retire.

  • Vicky, plus contenue, se retrouve elle aussi prise dans cette logique : elle questionne son fiancé, puis Juan Antonio, sans jamais trouver de réponse définitive.

  • Maria Elena incarne quant à elle la face explosive de ce discours : elle met en échec toute tentative de maîtrise, renvoyant le peintre à son impuissance.

3. Ce que Woody Allen met en jeu

Le film illustre magistralement que :

  • Le désir féminin n’est pas univoque, mais multiple, changeant, insaisissable.

  • Le discours hystérique ou le lien social est le moteur des relations : il provoque, questionne, déstabilise, produit du savoir — mais un savoir toujours insuffisant.

  • La jouissance féminine se montre comme excédent : quelque chose d’inclassable, qu’aucune parole ni aucun homme ne peut contenir, représentée par Maria Elena dans sa fureur et son génie.

En ce sens, Vicky Cristina Barcelona est une mise en scène cinématographique de la phrase de Freud — « Que veut une femme ? » — et de la reformulation lacanienne : le féminin reste ce qui pousse sans cesse le discours à ses limites, obligeant à inventer, à produire du savoir, sans jamais épuiser l’énigme.

Ce qui se joue n’est donc pas seulement une « comédie sentimentale », mais une allégorie du discours hystérique – ce lien social où le féminin, par ses questions et ses retraits, pousse l’Autre à produire du savoir sur ce qui échappe.

Conclusion 

Il n’y a pas une seule manière d’être femme.
Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise féminité.
Il n’y a pas de vérité unique du féminin.

Mais il y a des vécus, des voix, des douleurs, des désirs, des silences. « La femme n’est pas une essence à découvrir, mais une énigme à respecter. » — Luce Irigaray