Le couple et les passions de l'être

« Ce qui amorce le mouvement dont il s’agit dans l’accès à l’autre que nous donne l’amour, c’est ce désir pour l’objet aimé, que je comparerais, si je voulais l’imager, à la main qui s’avance pour atteindre le fruit quand il est mûr, pour attirer la rose qui s’est ouverte, pour attiser la bûche qui s’allume soudain. »… « Cette main qui se tend vers le fruit, vers la rose, vers la bûche qui soudain flambe, son geste d’atteindre, d’attirer, d’attiser, est étroitement solidaire de la maturation du fruit, de la beauté de la fleur, du flamboiement de la bûche. Mais quand dans ce mouvement d’atteindre, d’attirer, d’attiser, la main a été vers l’objet assez loin, si du fruit, de la fleur, de la bûche, une main sort qui se tend à la rencontre de la main qui est la votre, et qu’à ce moment c’est votre main qui se fige dans la plénitude fermée du fruit, ouverte de la fleur, dans l’explosion d’une main qui flambe – alors, ce qui se produit là, c’est l’amour ». (J. Lacan)

L’amour avec la haine et l’ignorance sont pour la psychanalyse trois passions de l’être. Au sens étymologique, passion veut dire « pâtir ». Ces passions révèlent que l’être humain pâtit du manque à être. C’est le langage qui nous introduit à ce manque à être. Et c’est ce manque à être qui nous caractérise. Qui dit manque, dit perte. Le fait que l’on soit des êtres parlants, on consent à renoncer à une part de notre jouissance d’être. Cette perte de jouissance d’être, l’aimant tente de la retrouver chez le partenaire.

L’amour en tant que passion est un affect énigmatique. Vous voulez croquer l’autre et vous vous retrouver sous sa dent, vous étiez aimant et vous voila aimé. L’amour est une métaphore. Dans la vie de couple on est donc tour a tour objet et sujet : l’aimé et l’aimant.

Cet affect énigmatique surgit, émerge entre deux individus. Lacan propose une formule original « L’amour c’est la rencontre entre deux savoir inconscient ». C’est-a-dire qu’il y a entre deux personnes, une reconnaissance de la façon dont l’autre est affecté par l’inconscient et comment il y répond sans qu’il connaisse son propre inconscient.

L’amour peut incarner une figure du manque. Lacan disait que « l’amour, c’est donner quelque chose qu’on a pas, a quelqu’un qui n’en veut pas ». Aimer, c’est donc donner ce que l’on à pas. Si je donne ce que je n’ai pas, c’est bien que mon être est manquant, qu’il n’est pas total. Cela signifie, qu’aimer, c’est reconnaître son manque et le donner à l’autre. Aimer, c’est aussi renoncer à dominer.

Freud soulignait que « celui qui aime a pour ainsi dire perdu une partie de son narcissisme et ne peut le retrouver qu’en étant aimé a son tour ». L’amour ici, prend une figure narcissique. Que l’on veut ou non l’amour est toujours réciproque. Aimer c’est donc avant tout s’aimer soi-même. Un patient en psychanalyse, me disait concernant sa relation avec sa femme avant qu’elle découvre qu’il l’a trompé : "elle est française d’origine hongkongais. Nos parents sont chinois et sont venus habiter en France. Je trouvais cela fantastique de partager ma vie avec une femme qui avait le même parcours que moi ". L’amour peut donc être trompeur. En aimant l’autre, c’est nous mêmes que nous aimons. On aime pour que l’amour nous revienne. C’est donc un amour imaginaire puisque narcissique : c’est l’illusion que l’Autre dispose de ce qui nous manque. Quand on dit l’amour narcissique, c’est a dire que le partenaire cherche à aimer son image dans l’Autre. C’est d’abord de soi dont il s’agit. L’amour est un mouvement d’affection vers l’autre, à ne pas en douter, mais il revient sur soi pour sa propre satisfaction.

En psychanalyse, le patient fera l’expérience que c’est une illusion de penser que le partenaire possède ce qui nous manque. Le même patient me disait « Je pense qu’avec ma maîtresse c’est passager. Et je garde l’illusion que ça peut redevenir comme avant ». Ce à quoi je répondais « vous venez de dire que vous gardez cette illusion » tout en mettant fin à la séance afin qu’il puisse entendre ce qu’il n’entendait pas dans ce qu’il dit. Si on pense que notre partenaire possède ce qui peut nous compléter, on « assure de pouvoir continuer a méconnaître ce qui nous manque ». Dans ce cas de figure, la personne est animée par la passion de l’ignorance. L’ignorance peut se définir comme d’un « ne rien vouloir savoir » de son manque à être.

L’amoureux ou l’amoureuse est celui qui cherche la fusion, la complétude avec l’Autre. On peu penser que l’amoureux cherche l’illusion de ne faire qu’Un avec le partenaire. L’illusion est l’effet du langage, pourquoi ? Parce que le langage nous institue comme indiqué plus haut comme manque à être. Les mots ne peuvent recouvrir la totalité de mon être. D’où toute demande est alors demande d’amourL’Amour se fait alors demande d’êtreIl y a donc dans le couple cette illusion que le manque à être peut être comblé, voilé. Un patient se posait la question sur sa partenaire « mais que veut elle de moi ? » En effet, que veut une femme ? De la subsistance disait Lacan, soit de l’amour et de l’identité. Elle attend de son partenaire un supplément d’être, un signifiant qui la représenterait comme femme dans le couple. Elle cherche a ce que le partenaire produit un certain savoir sur son être, sur l’objet ddésir qu’elle incarne pour lui. A ne pas confondre objet de desir et objet de jouissance (ici c'est la perversion). Et l’amour s’adresse, vise l’être de l’autre. Marguerite Duras disait que « les femmes jouissent d’abord par les oreilles ». On peut jouer sur l’équivoque du mot « jouir » par « j’ouïr » !

L’amour peut donc reposer sur l’illusion que le manque à être qui nous constitue pourrait être comblé par le partenaire. Celui qui est en position d’aimé, attend de son partenaire l’objet qui viendrait le combler. Mais cet objet est a jamais perdu et inaccessible. Une patiente avait consulté, car elle avait découvert l’infidélité de son mari. En séance ce qui va être douloureux pour la patiente ce ne sont pas tant les interprétations du psy, c’est la douloureuse expérience de ne plus être l’objet qui comble le mari, d’être la cause du désir. Elle n'incarne plus La Femme dans son le fantasme de son partenaire. Elle n’est plus l’objet qui comble le manque de son partenaire. Quand cette illusion est mise à mal, à ce moment là, l’amour de la patiente peut se transformer en haine. C’est alors la passion de la haine qui aime la patiente. La haine vise toujours l’être de l’Autre.

La confrontation de son manque à être en analyse n’engendre pas forcément toujours de la haine,  d’autres affects négatifs peuvent surgir tels que la déception, la colère, la frustration, l’agressivité, le désespoir, la jalousie. Le patient comprend que cet amour n’apporte pas la complétude rêvée. Le patient fera donc la douloureuse expérience en séance l’horreur de savoir sa castration. Pour le redire, l’amour résulte de la passion d’ignorance, un « ne rien vouloir savoir » de son manque a être.

Le travail en psychanalyse va donc mobiliser ces trois passions de l’être (ici articulé à la vie conjugale) : l’amour, la haine et l’ignorance. Le patient se rend compte qu’il aimait des signifiants que véhiculer sa femme (la même nationalité, les mêmes origines, le mari peut porter le même prénom que le frère, etc.). l’analyse va lui permettre de repérer ses signes et de les interroger. Il va aussi interroger les choix qu’il a faits. Le patient peut saisir qu’il n’était pas aussi libres sur ces choix, sur ces gestes, sur ces décisions et que derrière tout ça, il y a une logique inconsciente qui nous dirige. Le libre-arbitre est une liberté dépendante des « signifiants ».

La femme ou l’homme qui découvre la tromperie ou l’infidélité et qu’il traverse ces affects négatifs qui se substituent a l’amour va lui permettre de découvrir ce qu’il voulait passionnément ignorer et que dans le couple la jouissance de l’un et la jouissance de l’Autre ne sont pas complémentaire. La réaction de la patiente face à cette découverte (le manque a être, l’incomplétude) ne dépend que d’elle et de son choix éthique. Elle peut soit ne pas supporter ce qu’elle est en train de découvrir sur sa castration et c’est là que l’amour peut virer a la haine de ce savoir. Soit, elle peut l’assumer tant bien que mal, tout en souhaitant en savoir un peu plus sur ce qui reste de la castration, afin de s’en faire une conduite. C’est-a-dire que l’analyse lui a permis d’élaborer un savoir singulier sur l’amour et de savoir y faire avec son manque à être. Ce savoir y faire la guidera vers la bonne rencontre. « L’amour, c’est le signe que change de discours » disait Lacan. L’amour réel fait lien avec l’Autre et se supporte du manque à être.