La psychothérapie et la psychanalyse sont parfois perçues comme abstraites. Les vignettes cliniques présentées ici sont entièrement anonymisées et transformées afin de garantir l’impossibilité de toute identification. Elles sont proposées comme des illustrations destinées à éclairer le travail psychothérapeutique et psychanalytique, rédigées dans le respect du Code de déontologie des psychologues. Pour préserver ce cadre, seules cinq vignettes cliniques (dépression, burn-out, phobie, angoisse et alcool) sont présentées.
Introduction
Il arrive que le symptôme, au lieu de se présenter comme une simple perturbation, prenne la forme d’un rituel fixe, codifié, presque silencieux. C’est le cas de ce patient, suivi depuis plusieurs années, qui avait d’abord consulté pour une dépression et une consommation problématique d’alcool, dans un contexte de rupture amoureuse.
Au fil du temps, alors qu’il s’était marié, un autre symptôme s’est mis en place : un rituel immuable où se succédaient toujours les mêmes étapes — une sortie entre amis, l’alcool consommé seul, la visite dans un lieu de divertissement, et la fin de soirée chez une masseuse.
Ce qui aurait pu apparaître comme pulsionnel ou compulsif s’est révélé, séance après séance, narratif et structuré. Ce rituel ne dit pas seulement quelque chose du plaisir ou de la culpabilité : il met en scène une réponse à une place vacante dans le roman familial. Il tente de combler un vide, de suppléer à un regard ou à une reconnaissance manquante dans l’histoire transmise par ses parents.
Le regard manquant de la mère
La mère du patient souffrait d’un déficit visuel important, et cette donnée sensorielle a une force symbolique remarquable. Ne pas voir signifiait, pour lui, deux choses :
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ne pas voir les affects, les signaux d’effondrement, les conflits silencieux dans le foyer ;
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ne pas voir son fils, ses compétences, ses facilités, ses douleurs, ni sa valeur propre.
Ce manque de regard maternel n’était pas seulement une absence d’attention : il constituait une faille originaire dans la reconnaissance subjective.
Le symptôme du patient — rechercher des figures féminines qui questionnent, regardent, s’intéressent — peut être entendu comme une tentative de suppléer à cette cécité fondatrice. Dans les bars de divertissement, il ne s’agit pas tant de sexualité que de visibilité : être vu, être écouté, être nommé.
Le secret du père : une bouteille sous la table
Le souvenir du père cachant un verre d’alcool sous la table — après de longues années d’abstinence— est un autre point central. Ce geste n’est pas spectaculaire, mais souterrain, honteux, chargé de culpabilité. Le père, face à l’effondrement de sa femme dépressive, disait simplement :« Je ne sais plus quoi faire avec ta mère. »
Ce désarroi, cette impuissance paternelle, marque le patient. Le père, pilier sacrificiel, finit par fuir dans son propre symptôme, l'alcool, en douce. Cela laisse chez le fils une trace durable : soutenir, mais sans jamais se plaindre. Jusqu’au jour où ça craque.
Une scène traumatique dans la douche
Adolescent, le patient a été confronté à un réel, une tentative de suicide de sa mère. Il l’a découverte, a appelé les secours. Ce n’était pas une histoire rapportée après coup, mais une scène vécue, crue, sans médiation. Il a vu. Il a agi. Il a pris en charge.
Une telle expérience a des conséquences structurantes : le patient se vit comme le gardien de la vie psychique de l’Autre, au prix de sa propre insouciance, de son droit à la défaillance.
Il se décrit comme le pilier de son couple. Sa femme va mal : il tient. Il ne parle pas de ses difficultés, ne se plaint pas. Et parfois, il s’échappe, dans son rituel. Une position qui ressemble étrangement à celle de son père.
Culpabilité, dévalorisation, usurpation
Une phrase revient souvent dans les séances : « Je ne mérite pas ce que j’ai. »
On pourrait y entendre plusieurs choses :
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La culpabilité de n’avoir pu sauver sa mère ;
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L’imitation inconsciente du père défaillant ;
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L’idée que réussir — sans souffrir, sans galérer — serait une forme d’usurpation.
Ce patient, a une situation professionnelle et une vie sociale stable, est marié. Mais il doute en permanence de sa légitimité, comme s’il avait réussi par effraction, et non par valeur propre.
Le poids : entre hérédité et symbolisation
Le poids corporel est aussi un motif récurrent.
Le père souffre d’obésité sévère, avec des difficultés respiratoires nécessitant un appareillage. Le fils, lui, n’est pas obèse, mais il vit son corps comme chargé d’un excès — un excès de culpabilité, de silence, de dette familiale.
Il dit vouloir « perdre du poids ». Mais ce poids semble moins corporel que psychique : un poids symbolique. Ce que le symptôme ne parvient pas à dire, le corps le porte.
« Tu vas galérer » : une prophétie maternelle
Adolescent, sa mère lui répétait que sa vie serait faite de difficultés, qu’il devrait “galérer”.
Censée le motiver, cette phrase a produit l’effet inverse : elle a inscrit une dette, un destin. Le patient a eu des facilités, n’a pas “galéré” comme prévu. Il vit cela comme un écart, presque une faute.
Son rituel peut alors être entendu comme une galère auto-infligée :
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Il s’éloigne,
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Il dépense,
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Il culpabilise,
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Il revient.
Un cycle discret mais constant, comme pour valider la parole maternelle. Ne pas la trahir.
Le travail sans souffrance : une énigme
Il dit ne pas savoir ce que c’est que de travailler dur. Il réussit, mais sans effort apparent. Cela accentue son malaise :
Est-ce encore du travail, si ça n’est pas dur ?
Est-ce que je mérite mon salaire, mon statut, si je ne souffre pas ?
À travers cette question se rejoue le double modèle parental :
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Une mère qui galérait avec la dépression ;
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Un père qui galérait avec l'alcool et qui s’est sacrifié jusqu’à l’effondrement.
Le fils est pris dans un conflit interne :
Réussir sans souffrir, c’est trahir. Souffrir, c’est rester fidèle.
Une galère rituelle, mais codée
Sortir de ce rituel est une galère. Mais cette galère confirme la prophétie maternelle : « Tu vois, ce n’est pas si simple. Toi aussi, tu galères. »
Ainsi, le rituel n’est pas seulement un acte compulsif, mais une mise en récit, une mise en scène d’une histoire familiale dont il cherche encore à se dégager.
Ce que permet une psychanalyse, ici, c’est d’entendre cela. Non pour le juger ou le corriger, mais pour permettre au patient de s’en désengluer — en reconnaissant ce qui, dans son histoire, s’est inscrit en lui sans qu’il en ait eu les mots.
Le déplacement de la pulsion : de l’alcool au scrolling
À un moment de son analyse, le patient a rapporté avoir cessé de boire et s’être mis au régime. Mais très vite, une autre pratique est apparue : le scrolling compulsif sur son téléphone. Il s’en voulait, y voyait une faiblesse.
Le travail a permis de reconnaître qu’il ne s’agissait pas d’un nouvel échec, mais d’un déplacement de la pulsion. Une pulsion ne se supprime pas : elle se déplace, d’un objet à un autre. Du verre au flux d’images, aujourd’hui. Demain, ce pourrait être autre chose.
Ce qui importe, c’est moins l’objet choisi que la logique : se laisser porter un instant par ce qui capte, détourne, fait jouir… avant que la culpabilité ne revienne. Reconnaître ce mécanisme, c’est déjà avancer dans la cure : le symptôme cesse d’être subi, il devient objet d’élaboration, ouvrant la voie à d’autres manières de vivre.
Un remaniement de l’identification paternelle
Le patient rapporte une période de deux semaines sans alcool, une meilleure vitalité, la reprise d’activités ludiques, un régime et même des projets de maison.
Il se met à bricoler, ce qui le ramène au souvenir de son père construisant la terrasse. Il disait être fasciné, recevoir là un savoir. Ce matériel a permis une interprétation : il n’est plus seulement identifié au père avec un problème d'alcool et défaillant, mais commence à se réapproprier une image paternelle positive — celle de l’homme qui transmet, qui construit, qui sait. Bricoler n’est plus alors seulement une activité pratique, mais devient un acte de filiation remaniée, une manière de transformer l’héritage. C’est ce pas de côté, cette nouvelle identification, que la psychanalyse rend possible.